57

Larry et Leo

étaient assis sur le trottoir, devant la maison. Larry buvait une bière tiède, Leo une orangeade tout aussi tiède. Vous pouviez boire ce que vous vouliez à Boulder, n’importe quoi, à condition cependant d’aimer boire tiède. De derrière la maison montait le pout-pout monotone d’un petit moteur. Lucy était en train de tondre la pelouse. Larry avait proposé de se charger de la corvée, mais Lucy n’avait rien voulu savoir.

– Essaye plutôt de voir ce qui ne va pas avec Leo.

C’était la dernière journée du mois d’août.

Le lendemain du jour où Nadine s’était installée chez Harold, Leo n’était pas venu pour le petit déjeuner. Larry l’avait trouvé dans sa chambre, en slip, en train de sucer son pouce. Hostile, il refusait de parler. Larry avait eu plus peur que Lucy, car elle ne savait pas qui était Leo lorsque Larry avait fait sa connaissance. Il s’appelait alors Joe.

Et il brandissait un couteau de boucher.

Presque une semaine avait passé depuis. Leo était un peu mieux, mais il n’avait pas récupéré tout le terrain perdu et il refusait de parler de ce qui s’était passé.

– Cette femme y est pour quelque chose, avait dit Lucy en vissant le bouchon du réservoir de la tondeuse.

– Nadine ? Pourquoi

dis-tu ça ?

– Je ne voulais pas t’en parler. Mais elle est venue l’autre jour pendant que toi et Leo vous étiez en train de pêcher au bord du ruisseau. Elle voulait voir l’enfant. Vous n’étiez pas là, et tant mieux.

– Lucy…

Elle lui donna un petit baiser. Il glissa la main sous son débardeur et la pinça gentiment.

– Je t’avais mal jugé, dit-elle.

Je vais sans doute le regretter toute ma vie. Mais je ne vais jamais aimer cette Nadine Cross. Il y a quelque chose qui ne va pas chez elle.

Larry ne répondit rien, mais il pensait que Lucy n’avait probablement pas tort. Il se souvenait de cette nuit, quand elle s’était comportée comme une folle.

– Il y a encore autre chose.

Quand elle était ici elle ne l’a pas appelé Leo. Elle l’a appelé de son autre nom, Joe.

Il la regarda avec étonnement tandis qu’elle se retournait pour faire démarrer la tondeuse.

Et maintenant, une demi-heure après cette conversation, il buvait sa bière en regardant Leo faire rebondir la balle de ping-pong qu’il avait trouvée le jour où ils étaient allés tous les deux chez Harold. La petite balle blanche était toute sale, mais encore intacte.

Toc-toc-toc sur le bitume. Qui est là ? Le grand méchant loup.

Leo (il s’appelait bien Leo maintenant, non ?) n’avait pas voulu rentrer chez Harold ce jour-là.

Dans la maison où maman Nadine habitait maintenant.

– Tu veux qu’on aille à la pêche, p’tit mec ? proposa Larry tout à coup.

– Pas pêcher, répondit Leo, et il regarda Larry avec ses étranges yeux couleur de mer. Tu connais monsieur Ellis ?

– Naturellement.

– Il dit qu’on pourra boire l’eau quand les poissons seront revenus. Boire sans… tu sais bien…

Il poussa un petit sifflement et remua les doigts devant ses yeux.

– Sans la faire bouillir ?

– Oui.

Toc-toc-toc.

– J’aime bien Dick, Dick et Laurie. Donne toujours quelque chose à manger. Il a peur de pas pouvoir, mais je crois qu’ils pourront.

– Pourront quoi ?

– Pourront faire un bébé. Dick croit qu’il est trop vieux. Mais je pense que non.

Larry allait demander comment Leo et Dick en étaient venus à parler de ce sujet, mais il se ravisa. La réponse était naturellement qu’ils n’en avaient pas parlé. Dick n’aurait jamais parlé à un petit garçon d’une chose aussi personnelle. Leo avait tout simplement… deviné.

Toc-toc-toc.

Oui, Leo savait des choses… ou les devinait. Il n’avait pas voulu entrer chez Harold et il avait dit quelque chose sur Nadine… il ne se rappelait plus exactement quoi… mais Larry s’était souvenu de cette conversation et il s’était senti très mal à l’aise lorsqu’il avait entendu dire que Nadine s’était installée chez Harold. On aurait dit que le garçon était en transe, comme si…

(… toc-toc-toc…) Larry suivait la balle des yeux, puis soudain il regarda le visage de Leo. Les yeux de l’enfant étaient perdus dans le lointain. Le bruit de la tondeuse n’était plus qu’un vrombissement soporifique. La lumière était douce. Il faisait chaud. Et Leo était à nouveau en transe, comme s’il avait lu dans les pensées de Larry et qu’il lui eût simplement répondu.

Leo était allé voir l’éléphant.

– Oui, je crois qu’ils peuvent faire un bébé, dit Larry comme si de rien n’était. Dick n’a certainement pas plus de cinquante-cinq ans. Cary Grant a fait un enfant à près de soixante-dix ans, je crois.

– C’est qui, Cary Grant ?

Et la balle rebondissait toujours.

(Les Enchaînés. La Mort aux trousses.)

– Tu ne sais pas ?

– C’était un acteur, répondit Leo. Il a joué dans Les Déchaînés et dans La Mort aux trousses.

(Les Enchaînés.) – Oui, Les Enchaînés, c’est ça, reprit Leo.

Ses yeux n’avaient pas quitté la petite balle de ping-pong qui continuait à rebondir.

– Très bien, dit Larry. Comment va maman Nadine, Leo ?

– Elle m’appelle Joe. Pour elle, je suis Joe.

– Ah bon.

Larry sentit quelque chose de froid remonter lentement dans son dos.

– C’est pas bon maintenant.

– Pas bon ?

– C’est pas bon avec les deux.

– Nadine et…

(Harold ?) – Oui, lui.

– Ils ne sont pas heureux ?

– Il s’est moqué d’eux. Ils pensent qu’il veut d’eux.

– Il ?

Lui.

Le mot se perdit dans le silence de l’été.

Toc-toc-toc.

– Ils vont à l’ouest, reprit Leo.

– Mon Dieu, murmura Larry.

Il avait très froid. L’ancienne terreur le reprenait. Voulait-il vraiment en savoir davantage ? C’était comme regarder une tombe s’ouvrir lentement dans un cimetière silencieux, voir une main en sortir…

Je ne veux pas entendre, je ne veux pas savoir.

– Maman Nadine veut croire que c’est ta faute. Elle veut croire que tu l’as poussée chez Harold. Mais elle a fait exprès d’attendre. Elle a attendu jusqu’à ce que tu aimes trop maman Lucy. Elle a attendu jusqu’à ce qu’elle soit sûre. C’est comme s’il limait la partie de son cerveau qui fait la différence entre le bien et le mal.

Petit à petit, il lime cette partie de son cerveau. Et, lorsqu’il n’y en aura plus elle sera folle comme tous les autres à l’ouest. Plus folle peut-être.

– Leo…, murmura Larry.

– Elle m’appelle Joe, fit aussitôt Leo. Pour elle, je suis Joe.

– Est-ce que je dois t’appeler Joe maintenant ? demanda Larry d’une voix mal assurée.

– Non, répondit l’enfant, presque suppliant. Non, s’il te plaît.

– Tu regrettes ta maman Nadine c’est ça Leo ?

– Elle est morte, répliqua Leo avec un calme glacé.

– C’est pour ça que tu es resté dehors si tard cette nuit-là ?

– Oui.

– C’est pour ça que tu ne voulais pas parler ?

– Oui.

– Mais tu parles maintenant.

– Je peux parler avec toi et avec maman Lucy.

– Oui, naturellement…

– Mais pas pour toujours !

lança l’enfant d’une voix inquiète. Pas pour toujours, sauf si tu parles à Frannie ! Parle à Frannie ! Parle à Frannie !

– De Nadine ?

– Non !

– De quoi ? De toi ?

La voix de Leo monta encore, perçante cette fois.

– Tout est écrit ! Tu

sais ! Frannie sait ! Parle à Frannie !

– Le comité…

– Pas au comité ! Le

comité ne va pas t’aider, il n’aidera personne, le comité, c’est autrefois, il se moque de votre comité, parce que c’est l’ancienne manière, et l’ancienne manière c’est sa manière, tu sais, Frannie sait, si vous parlez ensemble, vous pouvez…

Leo frappa très fort sur la balle – TOC ! – elle rebondit plus haut que sa tête, puis elle retomba et s’éloigna en roulant. Larry la regarda, la bouche sèche, entendant les coups affolés de son cœur dans sa poitrine.

– J’ai perdu ma balle, dit Leo qui courut la chercher.

Larry le regardait.

Frannie, pensa-t-il.

Ils étaient

assis sur le bord du kiosque à musique les pieds ballants. Le soleil allait se coucher dans une heure. Quelques personnes se promenaient dans le parc, certaines en se tenant par la main. L’heure des enfants est aussi celle des amoureux pensa Fran sans trop savoir pourquoi. Larry venait juste de lui raconter ce que Leo avait dit dans sa transe. Elle se sentait un peu perdue.

– Alors, qu’est-ce que tu penses ?

– Je ne sais pas, répondit-elle doucement, sauf que je n’aime pas du tout ces affaires-là. Des rêves prémonitoires. Une vieille dame qui est d’abord la voix de Dieu et qui disparaît ensuite dans les montagnes. Et maintenant, un petit garçon qui semble avoir le don de la télépathie. On se croirait dans un conte de fées. Parfois, j’ai l’impression que la super-grippe nous a peut-être épargnés, mais qu’elle nous a tous rendus dingues.

– Il m’a dit que je devais te parler. C’est pour ça que je suis là.

Elle ne répondit pas.

– Bon, reprit Larry, si quelque chose te passe par la tête…

– C’est écrit dit Frannie tout bas. Il avait raison, le petit. C’est clair, tout le problème vient de là, je crois. Si je n’avais pas été si bête, si prétentieuse, si je n’avais pas écrit… que je suis stupide !

Larry la regardait, ébahi.

– De quoi parles-tu ?

– C’est Harold, et j’ai très peur. Je n’ai pas voulu en parler à Stu. J’avais honte. C’était si bête de tenir un journal… et maintenant, Stu… Stu aime vraiment Harold… tout le monde dans la Zone libre aime Harold, même toi.

Elle éclata de rire, mais son rire était bien proche des larmes.

– Après tout, reprit-elle, il était ton… ton guide, ton inspirateur pendant ton voyage, c’est bien ça ?

– Je ne te suis pas très bien, dit lentement Larry. Est-ce que tu peux me dire de quoi tu as peur ?

– C’est justement ça, je ne sais pas vraiment.

Elle le regarda, les yeux mouillés de larmes.

– J’ai l’impression que je ferais mieux de te dire tout ce que je sais, Larry. Il faut que je parle à quelqu’un.

Je ne peux plus garder tout ça pour moi, et Stu… n’est peut-être pas la bonne personne pour m’écouter. Au moins, pas la première.

– Vas-y, Fran. Vide ton sac.

Elle commença à tout lui raconter, depuis ce jour du mois de juin quand Harold était arrivé devant chez elle, à Ogunquit, dans la Cadillac de Roy Brannigan. Tandis qu’elle parlait, le ciel jusque-là orange commença à prendre une teinte bleutée. Les couples d’amoureux qui se promenaient dans le parc s’en allaient les uns après les autres. Un mince croissant de lune se leva. Dans la grande tour qui se dressait de l’autre côté du boulevard Canyon, quelques lampes Coleman s’étaient allumées. Frannie lui parla du message peint sur le toit de la grange, lui raconta comment elle dormait à poings fermés tandis que Harold risquait sa vie pour peindre son nom.

Comment ils avaient rencontré Stu à Fabyan, la réaction très forte de Harold en face de Stu. Elle lui parla de son journal, de l’empreinte qu’elle y avait vue.

Quand elle eut terminé, il était plus de neuf heures et les grillons chantaient.

Il y eut un temps de silence et Fran attendit avec appréhension que Larry dise quelque chose. Mais il semblait perdu dans ses pensées.

– Tu es sûre à propos de cette empreinte ? dit-il enfin. Tu es certaine que c’était Harold ?

Elle n’eut qu’un moment d’hésitation.

– Oui, dès que je l’ai vue, j’ai su que c’était l’empreinte de Harold.

– Cette grange, avec le message… tu te souviens que, le soir où je t’ai rencontrée, je t’ai dit que j’étais monté ? Et que Harold avait gravé ses initiales sur une poutre, dans le grenier ?

– Oui.

– Pas seulement ses

initiales. Il y avait aussi les tiennes. Au milieu d’un cœur percé. Le genre de truc qu’un petit garçon fou d’amour grave sur son pupitre avec un canif.

Elle s’essuya les yeux avec les mains.

– Quel merdier !

– Tu n’es pas responsable des actes de Harold Lauder.

Il lui prit la main.

– Écoute-moi, moi le parfait salopard, la ficelle, le combinard. Tu ne dois pas te culpabiliser. Parce que si tu…

Il serrait de plus en plus fort la main de Frannie, mais son visage restait très doux.

– Si tu fais ça, tu vas devenir folle. C’est déjà assez difficile de ne pas marcher à côté de ses pompes, alors celles des autres…

Il lâcha la main de Frannie. Ils restèrent quelque temps silencieux.

– Tu penses que Harold en veut à mort à Stu ? dit-il enfin. Tu penses vraiment ça ?

– Oui, j’en suis sûre. Et il en veut peut-être à tout le comité. Mais je ne sais pas ce que…

La main de Larry s’abattit tout à coup sur son épaule et elle s’arrêta de parler. Larry ouvrait de grands yeux. Ses lèvres remuaient silencieusement.

– Larry ? Qu’est-ce que…

– Quand il est descendu !

Il est allé chercher un tire-bouchon, je crois, ou autre chose.

Quoi ?

Il se tourna lentement vers elle, comme si son cou était rouillé.

– Tu sais, il y a peut-être moyen de tirer tout ça au clair. Je ne garantis rien, parce que je n’ai pas lu ton journal, mais… ça paraît tellement logique… Harold lit ton journal, il en prend plein la gueule, mais ça lui donne une idée. Il a sans doute même été jaloux que tu y penses la première. Est-ce que les grands écrivains ne tiennent pas tous un journal ?

– Tu veux dire que Harold aurait un journal ?

– Quand il est descendu au sous-sol, le jour où je lui ai apporté cette fameuse bouteille de vin j’ai regardé autour de moi dans le salon, par curiosité. Il m’avait dit qu’il allait mettre des meubles contemporains, chrome et cuir si je me souviens bien, et j’essayais d’imaginer de quoi ça aurait l’air. Et j’ai remarqué qu’une pierre de la cheminée était défaite !

OUI ! s’exclama Fran, si fort qu’il sursauta. Le jour où j’ai été fouiner chez lui… et que Nadine Cross est arrivée… je me suis assise devant la cheminée… et je me souviens de cette pierre. Et voilà, dit-elle en regardant Larry. Encore une fois, comme si quelque chose nous menait par le bout du nez…

– Une coïncidence, répondit-il d’une voix hésitante.

– Tu crois ? Nous avons été tous les deux dans la maison de Harold. Nous avons tous les deux remarqué cette pierre. Et maintenant nous sommes tous les deux ici. Une coïncidence ?

– Je ne sais pas.

– Qu’est-ce qu’il y avait sous la pierre ?

– Un registre. En tout cas, c’est ce qui était écrit sur la couverture. Je ne l’ai pas ouvert. Sur le moment, j’ai pensé qu’il avait pu appartenir à l’ancien propriétaire de la maison. Mais alors, Harold l’aurait certainement trouvé. Nous avons tous les deux remarqué la pierre. Bon, supposons qu’il découvre le registre. Même si le type qui habitait la maison avant la grippe l’avait rempli de petits secrets – ses petites tricheries avec le percepteur, ses fantasmes sexuels à propos de sa fille, tout ce que tu voudras – ces secrets n’auraient pas été ceux de Harold.

Tu me suis ?

– Oui, mais…

– N’interrompez pas l’inspecteur Underwood lorsqu’il est en train d’élucider une affaire difficile, vilaine petite fille. Or donc, si les secrets n’étaient pas ceux de Harold, pourquoi aurait-il remis le registre sous la pierre ? Parce qu’il renfermait ses secrets à lui. Il s’agissait donc du journal de Harold, C. Q. F. D.

– Tu crois qu’il est encore là ?

– Peut-être. Et je pense que nous ferions mieux d’aller voir.

– Maintenant ?

– Demain. Il sera au travail avec le comité des inhumations, et Nadine donne un coup de main l’après-midi à la centrale électrique.

– D’accord. Est-ce que tu crois que je devrais en parler à Stu ?

– Pourquoi ne pas attendre un peu ? Inutile de secouer le bateau tant que nous ne sommes pas sûrs et certains de tenir quelque chose d’important. Le registre a peut-être disparu. Ce n’est peut-être qu’une liste des choses qu’il veut faire. Des choses parfaitement innocentes. Ou c’est peut-être le grand plan politique de Harold, en code chiffré…

– Je n’y avais pas pensé. Et qu’est-ce que nous allons faire si… si nous trouvons quelque chose d’important ?

– Je suppose qu’il faudra en parler au comité de la Zone libre. Raison de plus pour ne pas traîner. Nous nous réunissons le 2. Le comité prendra une décision.

– Tu crois ?

– Oui.

Mais Larry pensait déjà à ce que Leo lui avait dit du comité.

Frannie se laissa glisser par terre.

– Je me sens mieux. Merci d’être venu, Larry.

– Il faut décider d’un lieu de rendez-vous.

– Dans le square, en face de chez Harold. À une heure. Ça te va ?

– Parfait, répondit Larry. À

demain.

Frannie rentra chez elle le cœur plus léger. Il y avait des semaines qu’elle ne s’était pas sentie aussi bien. Comme l’avait dit Larry, les différentes possibilités étaient maintenant relativement claires. Le registre allait démontrer que leurs craintes n’étaient pas fondées.

Ou au contraire, qu’elles…

Eh bien, si c’était le cas, le comité déciderait. Comme Larry le lui avait rappelé, ils allaient se réunir le 2, chez Nick et Ralph.

Lorsqu’elle arriva chez elle, Stu était assis dans la chambre, un crayon feutre dans une main, un énorme livre dans l’autre. Un titre en lettres dorées s’étalait sur la couverture de cuir : Introduction au Code pénal du Colorado.

– Dis donc, tu as de ces lectures !

Et elle l’embrassa sur la bouche.

Stu lança le livre qui atterrit sur la commode avec un bruit sourd.

– Tu parles ! C’est Al Bundell qui me l’a donné. Al et les types du comité législatif sont partis sur les chapeaux de roues, Fran. Al veut parler au comité de la Zone libre à notre réunion d’après-demain. Et vous, qu’est-ce que vous fabriquiez, jolie madame ?

– Je parlais avec Larry Underwood.

Il l’observa attentivement.

– Fran… tu as pleuré ?

– Oui, répondit-elle en soutenant son regard, mais ça va mieux maintenant. Beaucoup mieux.

– Le bébé ?

– Non.

– Alors quoi ?

– Je te dirai demain soir. Je te dirai tout ce qui m’a trotté dans le crâne où je devrais avoir en principe un cerveau. Jusque-là, pas de questions. D’accord ?

– C’est grave ?

– Stu, je ne sais pas.

Il la regarda longtemps, longtemps.

– D’accord, Frannie. Je t’aime.

– Je sais. Je t’aime moi aussi.

– Au lit ?

– Qu’est-ce que tu crois ?

Quand le jour

se leva, le premier septembre, il pleuvait, il faisait gris. Une journée morne dont personne n’aurait dû se souvenir. Pourtant, pas un des habitants de la Zone libre n’allait l’oublier. Car ce fut le jour où l’électricité revint dans le quartier nord de Boulder… du moins pendant quelques secondes.

À midi moins dix, dans la salle de commande de la centrale électrique, Brad Kitchner regarda Stu, Nick, Ralph et Jack Jackson qui étaient debout derrière lui. Il leur sourit nerveusement.

– Sainte Marie, pleine de grâce, priez pour moi si vous voulez bien.

Il abaissa deux gros

interrupteurs à couteaux qui basculèrent d’un coup sec. En bas, dans l’énorme salle caverneuse, deux alternateurs se mirent à ronronner. Les cinq hommes s’approchèrent de la baie vitrée et regardèrent la salle des machines où près d’une centaine d’hommes et de femmes étaient debout, tous munis de lunettes de sécurité, conformément aux instructions de Brad.

– Si nous avons fait une erreur quelque part, je préfère faire sauter deux alternateurs que cinquante-deux, leur avait expliqué Brad un peu plus tôt.

Le ronronnement des alternateurs montait.

Fort.

Nick donna un coup de coude à Stu et lui montra le plafond. Stu leva les yeux et son visage s’éclaira d’un grand sourire. Derrière les panneaux translucides, les tubes fluorescents commençaient à éclairer faiblement. Les alternateurs tournaient de plus en plus vite. Bientôt, le ronronnement devint un sifflement aigu qui cessa de monter. En bas, la petite foule des travailleurs se mit à applaudir. Certains firent une grimace d’ailleurs car leurs mains étaient en sang après des heures et des heures passées à bobiner du fil de cuivre.

Les tubes fluorescents éclairaient normalement.

La sensation qu’éprouvait Nick était exactement le contraire de la peur qu’il avait ressentie lorsque les lumières s’étaient éteintes à Shoyo – non plus l’impression d’être enfermé dans une tombe, mais celle de renaître, de ressusciter.

Les deux alternateurs

alimentaient une petite section du quartier nord de Boulder. Certaines personnes ignoraient qu’un essai allait avoir lieu ce matin-là. Et beaucoup s’enfuirent à toutes jambes, comme si tous les démons de l’enfer les avaient prises en chasse.

Les téléviseurs s’allumèrent et les écrans se couvrirent de neige. Dans une maison de la rue Spruce, un mixer se réveilla et tenta de battre un mélange d’œufs et de fromage qui depuis longtemps s’était solidifié. Son moteur surchauffa bientôt et grilla. Une scie électrique sortit de son sommeil dans un garage déserté, crachant de ses entrailles des nuages de sciure de bois. Des ronds de cuisinières commencèrent à rougir. Marvin Gaye se mit à chanter dans les haut-parleurs d’un magasin de disques d’occasion, le Musée de cire. Les paroles, sur un beat disco qui ne péchait pas par excès de subtilité, semblaient venir d’un passé déjà presque oublié : Il faut… danser… il faut… chanter… on va tous recommencer… il faut danser… il faut chanter…

Un transformateur sauta rue Maple et des étincelles violettes tombèrent en une superbe gerbe sur l’herbe mouillée avant de s’éteindre.

À la centrale électrique, l’un des alternateurs se mit à siffler plus haut, comme s’il peinait. Puis il commença à fumer. Affolés, les travailleurs de la centrale reculèrent. La salle commençait à se remplir de l’odeur douceâtre et écœurante de l’ozone. Une alarme se déclencha.

– Il tourne trop vite !

rugit Brad. Ce salopard est en train de surcharger !

Il se précipita au fond de la salle de commande et releva les deux interrupteurs. Le sifflement des alternateurs commença à baisser, mais l’on entendit quand même une forte explosion et des cris, assourdis par la baie vitrée.

– Nom de Dieu ! cria

Ralph. Il y en a un qui brûle.

Au-dessus de leurs têtes la lumière des tubes fluorescents baissa jusqu’à n’être plus qu’un petit filament blanchâtre, puis disparut complètement. Brad ouvrit la porte et sortit sur le palier de fer. Il criait, et les mots résonnaient dans l’énorme hall de la salle des machines.

– Les extincteurs chimiques !

Vite !

Plusieurs extincteurs crachèrent de la mousse sur les alternateurs et les flammes furent bientôt noyées. Une odeur pénétrante d’ozone flottait dans l’air. Les autres vinrent rejoindre Brad sur le palier. Stu posa la main sur son épaule : – Désolé que ça n’ait pas marché, mon vieux.

Brad se retourna vers lui avec un grand sourire.

– Désolé ? De quoi ?

– Il a pris feu non ? dit Jack.

– Ça, oui ! Je peux pas dire le contraire ! Et un transformateur a sauté quelque part. J’avais oublié nom d’une pipe, j’avais oublié ! Ils sont tombés malades, ils sont morts, et naturellement ils n’ont pas fait le tour de leurs maisons pour éteindre les appareils ! Les télés sont allumées, les fours, les couvertures chauffantes, tout le bazar. Un appel de courant formidable. Et ces alternateurs sont conçus pour travailler en réseau : les autres viennent donner un coup de main lorsque la charge est trop forte. Celui qui a brûlé essayait de délester, mais les autres ne tournaient pas, vous comprenez maintenant ?

Brad gesticulait, très énervé.

– Gary ! reprit-il. Vous vous souvenez comment Gary a été complètement rasée, dans l’Indiana ?

Ils hochèrent la tête.

– Je ne suis pas sûr, on ne saura jamais vraiment, mais ça pourrait bien être exactement la même chose que ce qui s’est passé ici. Le délestage ne s’est pas fait assez rapidement. Un court-circuit dans une couverture chauffante aurait pu suffire dans certaines circonstances, comme à Chicago en 1871 quand la vache de cette dame, madame O’Leary, a renversé une lampe à pétrole. Toute la ville a brûlé. Les alternateurs essayaient de délester mais il n’y en avait pas d’autres pour prendre la relève.

Alors ils ont grillé. On a eu de la chance – vous pouvez me croire.

– Si tu le dis, répondit Ralph sans grande conviction.

– Il faut tout recommencer, mais seulement sur un alternateur. Tout va marcher comme sur des roulettes maintenant, mais…

Brad faisait claquer ses doigts sans s’en rendre compte.

– Il ne faut pas remettre le jus avant d’être sûrs, reprit-il. Est-ce qu’on pourrait avoir une autre équipe ?

Une douzaine de types à peu près

– Je crois que oui, répondit Stu. Pour quoi faire ?

– Une équipe d’extincteurs, c’est comme ça qu’on pourrait les appeler. Des types qui feront le tour de Boulder pour éteindre tout ce qui est encore en marche. On ne pourra pas remettre le jus tant que ce ne sera pas fait. Nous n’avons pas de pompiers…

Brad éclata de rire, un rire un peu fou.

– Le comité de la Zone libre se réunit demain soir, dit Stu. Tu n’as qu’à venir pour expliquer ton affaire et on te donnera des hommes. Mais tu es sûr qu’il n’y aura pas d’autres surcharges ?

– Tout à fait sûr. Aujourd’hui, tout se serait bien passé s’il n’y avait pas eu autant d’appareils en marche. Pendant que j’y pense, quelqu’un devrait quand même aller dans le quartier nord pour voir si tout est en train de brûler.

Une blague ? Difficile à dire. Quoi qu’il en soit, il y avait effectivement quelques petits incendies, la plupart allumés par des appareils qui avaient chauffé. Aucun ne s’était propagé cependant, grâce à la bruine qui ne cessait de tomber. Et les habitants de la Zone se souvinrent du 1er septembre 1990 comme du jour où l’électricité était revenue – pendant une trentaine de secondes.

Une heure plus

tard, Fran entra avec sa bicyclette dans le parc Eben G. Fine, en face de chez Harold. À l’extrémité nord, juste à côté des tables de pique-nique, un ruisseau gazouillait paisiblement. La bruine du matin s’était transformée en un fin brouillard.

Elle chercha Larry des yeux ne le vit pas et posa sa bicyclette contre un mur. Puis elle fit quelques pas sur l’herbe mouillée dans la direction des balançoires quand une voix l’appela : – Par ici, Frannie.

Elle sursauta et regarda du côté des w.-c., le cœur battant. Une silhouette se tenait debout dans l’ombre du petit passage qui séparait les toilettes des hommes de celles des femmes. Un instant elle crut…

Mais la silhouette sortit de l’ombre.

C’était Larry, vêtu d’un jeans et d’une chemise kaki. Fran se détendit.

– Je t’ai fait peur ?

– Un peu. J’ai vu une forme dans le noir…

Elle s’assit sur une balançoire. Les battements de son cœur commençaient à s’apaiser.

– Je suis désolé. J’ai pensé que ce serait plus prudent, même si on ne peut pas nous voir de chez Harold. Tu es venue en bicyclette, toi aussi.

– Oui, ça fait moins de bruit.

– J’ai caché la mienne là-bas.

Du menton, il montra un petit abri, à côté du terrain de jeux.

Frannie fit passer sa bicyclette entre les balançoires et la cacha, elle aussi, sous l’abri où régnait une odeur fétide de moisi. C’était sans doute un lieu de rendez-vous pour les adolescents trop jeunes ou trop saouls pour conduire pensa-t-elle. Le sol était jonché de bouteilles de bière et de mégots de cigarettes. Une culotte chiffonnée traînait dans un coin. En face, on pouvait voir les vestiges d’un petit feu. Fran rangea sa bicyclette à côté de celle de Larry et sortit aussitôt. Dans ce noir, avec cette odeur de sexe et de moisi dans les narines, il était trop facile d’imaginer l’homme noir debout à côté d’elle, son cintre en fil de fer à la main.

– Charmant comme motel, non ?

dit Larry.

– Je ne peux pas dire que j’aimerais traîner trop longtemps là-dedans, répondit Fran en frissonnant. Quoi qu’il arrive, Larry, je veux tout raconter à Stu ce soir.

– Oui, et pas simplement parce qu’il est membre du comité. Il est aussi le shérif.

Fran le regarda, troublée. Pour la première fois, elle comprenait vraiment que cette expédition pourrait avoir pour résultat de faire jeter Harold en prison. Ils allaient entrer en cachette dans sa maison sans mandat, pour fouiller dans ses affaires.

– Je n’aime pas trop ça, dit-elle.

– Moi non plus. Tu préfères qu’on en reste là ?

Elle réfléchit un long moment, puis secoua la tête.

– Parfait. Il faut en avoir le cœur net, je crois.

– Tu es sûr qu’ils sont partis tous les deux ?

– Oui. J’ai vu Harold au volant d’un camion du comité des inhumations, tôt ce matin. Et tous les membres du comité de l’énergie électrique étaient invités pour les essais.

– Tu es sûr qu’elle y est allée ?

– Ça aurait quand même paru drôle qu’elle n’y soit pas, non ?

Fran réfléchit, puis hocha la tête.

– Tu as sans doute raison. Pendant que j’y pense, Stu m’a dit qu’ils espéraient rétablir l’électricité dans toute la ville d’ici le 6.

– Ça sera un grand jour.

Et Larry pensa que ce serait formidable d’aller s’asseoir chez Shannon’s ou au Broken Drum avec une grosse guitare Fender et un ampli encore plus gros pour jouer quelque chose – n’importe quoi, mais quelque chose de simple, avec un beat bien rond – à plein volume. Gloria, peut-être, ou Walkin’the Dog. N’importe quoi, en fait, sauf Baby, tu peux l’aimer ton mec ?

– Nous devrions peut-être trouver une excuse quand même, dit Fran, juste au cas où…

– Tu veux leur faire croire que nous faisons du porte-à-porte pour les Témoins de Jéhovah ?

– Ha-ha.

– Bon, on pourrait lui dire que nous sommes venus lui annoncer ce que tu viens de m’expliquer, à propos de l’électricité. Si elle est là.

– Oui, je pense que ça pourrait coller.

– Ne te fais pas d’illusions, Fran. Elle se méfierait si nous lui disions que nous sommes venus parce que Jésus-Christ est apparu et qu’il se balade au sommet du château d’eau.

– Si elle a quelque chose à se reprocher.

– Oui, si elle a quelque chose à se reprocher.

– Allons-y, dit Fran après quelques instants de réflexion.

Ils avaient eu

tort de s’inquiéter. Ils frappèrent longuement à la porte de devant, puis à celle de la cuisine. La maison de Harold était vide. Tant mieux, se dit Frannie – car plus elle y pensait, plus l’excuse qu’ils avaient inventée lui paraissait mince.

– Comment es-tu entrée la première fois ? demanda Larry.

– Par le vasistas du

sous-sol.

Ils firent le tour de la maison et Larry essaya sans succès d’ouvrir le vasistas, tandis que Frannie faisait le guet.

– On dirait qu’il est fermé maintenant.

– Non, il est coincé. Laisse-moi essayer.

– Mais elle n’eut pas plus de chance. Manifestement, Harold s’était barricadé depuis sa première visite clandestine.

– Qu’est-ce qu’on fait ?

demanda-t-elle.

– On casse la vitre.

– Il va s’en apercevoir.

– Pas d’importance. S’il n’a rien à cacher, il va penser que ce sont des enfants qui s’amusent à casser les vitres des maisons vides. La sienne a vraiment l’air vide avec tous les stores baissés. Et, s’il a quelque chose à cacher, il va se faire beaucoup de mauvais sang. Bien fait pour lui, tu ne crois pas ?

Elle le regarda d’un air sceptique, mais elle ne l’arrêta pas lorsqu’il enleva sa chemise, l’enroula autour de son poing et de son avant-bras, puis cassa la vitre du vasistas du sous-sol.

Les éclats de verre tombèrent à l’intérieur tandis que Larry cherchait à tâtons le loquet.

– Voilà, dit-il en le

faisant coulisser, puis il se glissa à l’intérieur. Fais attention. Pas de fausse couche dans le sous-sol de Harold Lauder, s’il te plaît.

Il se retourna pour l’aider, la prit sous les bras et la déposa doucement par terre. Ils regardèrent autour d’eux dans la salle de jeu. Les maillets du jeu de croquet montaient la garde. Le baby-foot était jonché de bouts de fil électrique.

– Qu’est-ce que c’est ?

dit-elle en ramassant un fil. Ce n’était pas là l’autre jour.

Larry haussa les épaules.

– Harold est sûrement en train d’inventer le fil électrique à couper le beurre.

Il y avait une boîte sous la table. Il se baissa pour la ramasser : WALKIE-TALKIE RADIO SHACK DE LUXE, PILES

NON COMPRISES. Larry ouvrit la boîte mais, au poids, il avait déjà compris qu’elle était vide.

– Ah bon, il monte des walkies-talkies, dit Fran.

– Non, ce n’était pas un kit.

Ces machins-là s’achètent déjà montés. Mais il était peut-être en train de les modifier. Ça ne m’étonnerait pas de lui. Tu te souviens que Stu râlait comme un pou à propos de la mauvaise qualité de la réception des walkies-talkies, quand Harold, Ralph et lui étaient en train de chercher mère Abigaël ?

Elle hocha la tête, mais quelque chose à propos de ces bouts de fil la dérangeait.

Larry laissa tomber la boîte par terre et prononça alors ce qu’il allait considérer plus tard comme la plus grosse bourde dont il eût jamais été l’auteur : – Ça n’a pas d’importance. On continue.

Ils montèrent au rez-de-chaussée.

Cette fois, le verrou de la porte était mis. Frannie regarda Larry qui haussa les épaules.

– On n’est pas venus pour des prunes, non ?

Fran hocha la tête.

Il donna quelques coups d’épaule dans la porte pour éprouver la résistance du verrou, puis cogna plus fort. Un bruit sec de métal, et la porte s’ouvrit à toute volée. Larry se pencha pour ramasser le verrou qui était tombé sur le linoléum de la cuisine.

– Je peux le remettre. Il ne s’apercevra de rien. Mais je vais avoir besoin d’un tournevis.

– Pourquoi te compliquer la vie ? Il va voir la vitre cassée de toute façon.

– C’est vrai. Mais si je remets le verrou… Qu’est-ce qui te fait rigoler ?

– Remets le verrou si tu veux. Mais je voudrais bien savoir comment tu vas faire pour le fermer quand tu seras de l’autre côté de la porte !

– Eh merde ! Je déteste les bonnes femmes qui réfléchissent sans autorisation. Bon, on va voir la cheminée, continua-t-il en lançant le verrou sur le comptoir de la cuisine.

Ils entrèrent dans le salon plongé dans l’obscurité et Fran sentit son estomac se nouer. La dernière fois, Nadine n’avait pas la clé. Cette fois-ci, elle l’aurait si jamais elle revenait. Et si elle revenait, elle les prendrait la main dans le sac. Mauvais départ pour Stu si sa première décision de shérif devait être d’arrêter pour cambriolage la femme avec laquelle il vivait.

– C’est celle-là ? demanda Larry en montrant une pierre.

– Oui. Dépêche-toi.

– Il l’a sans doute changé de place, de toute façon.

De fait, Harold l’avait changé de place. Mais Nadine l’avait remis sous la pierre. Larry et Fran n’en savaient rien, naturellement. Quand Larry souleva la grosse pierre, le livre était là et le mot REGISTRE brillait doucement de toutes ses lettres dorées. Ils le regardèrent. Tout à coup, la pièce sembla plus chaude, plus sombre, étouffante.

– Bon, dit Larry, on va rester là à l’admirer, ou on le lit ?

– Vas-y. Moi, je ne veux même pas y toucher.

Larry sortit le registre du trou et essuya machinalement la poudre blanche qui recouvrait la couverture. Puis il ouvrit une page au hasard. Harold s’était servi d’un crayon feutre qui lui donnait une petite écriture très soignée – l’écriture d’un homme extrêmement maître de lui. Le texte était écrit en un seul bloc, sans un seul paragraphe. À

gauche et à droite, les marges minuscules, pas plus grosses qu’un cil, étaient d’une régularité parfaite, si droites qu’elles auraient pu être tirées à la règle.

– Il va me falloir trois jours pour lire tout ça, dit Larry en feuilletant le registre.

– Arrête !

Fran tendit

la main pour revenir quelques pages en arrière. Ici, le bloc compact de l’écriture de Harold était interrompu par un épais encadré qui entourait ce qui semblait être une sorte de devise :

 

Suivre son étoile, c’est reconnaître le pouvoir d’une Force supérieure, d’une Providence ; pourtant, n’est-il pas concevable que cet acte d’obéissance soit à son tour la racine qui mène à une Puissance encore supérieure ? Votre DIEU, votre DÉMON, possède les clés du phare ; depuis deux mois, je n’ai cessé de m’imprégner de cette idée amère ; mais à chacun d’entre nous il a confié la responsabilité de la NAVIGATION.

HAROLD EMERY LAUDER

– Je n’y

comprends rien du tout, dit Larry. Et toi ?

Fran secoua la tête.

– Je suppose que c’est sa manière de dire qu’il peut être aussi honorable de suivre que de mener. Mais je ne crois pas que son truc risque de remplacer « Aide-toi, le ciel t’aidera »

au hit parade des maximes.

Larry continua à feuilleter le registre et tomba sur quatre ou cinq autres maximes encadrées, toutes attribuées à Harold, en majuscules s’il vous plaît.

– Ouch !

s’exclama Larry. Regarde celle-là, Frannie !

 

On dit que les deux grands péchés de l’homme sont l’orgueil et la haine. Est-ce vrai ? Je préfère y voir les deux grandes vertus de l’homme. Renoncer à l’orgueil et à la haine, c’est dire que vous voulez changer pour le bien d’autrui. Les cultiver, leur donner libre cours, est cent fois plus noble, car c’est dire que le monde doit changer pour votre bien à vous. Je me suis embarqué dans une grande aventure.

HAROLD EMERY LAUDER

– L’œuvre

d’un esprit profondément dérangé, dit Fran en frissonnant.

– Le genre d’idées qui nous a conduits où nous en sommes aujourd’hui, répondit Larry qui continuait à feuilleter le registre. Mais nous perdons du temps. Essayons de voir ce qu’on peut tirer de ce truc.

Aucun d’eux ne savait exactement quoi chercher. Ils n’avaient finalement rien lu du journal, si ce n’est les maximes encadrées et une ou deux phrases ici et là, phrases qui, essentiellement à cause du style tarabiscoté de Harold (la phrase composée avait certainement été inventée tout exprès pour Harold Lauder), ne voulaient rien dire, ou en tout cas pas grand-chose.

Ce fut donc le choc total lorsqu’ils découvrirent ce qu’il y avait au début du registre.

Le journal commençait, tout en haut de la première page de droite, par le chiffre 1 soigneusement entouré d’un cercle. Il y avait un retrait au début de la première ligne, le seul de tout le journal, autant que Frannie ait pu le voir, à l’exception des retraits au début de chaque maxime encadrée. Ils tenaient tous les deux le registre quand ils lurent cette première phrase, comme deux petits choristes dans une maîtrise paroissiale.

– Oh ! fit Fran d’une

voix étranglée.

Puis elle recula, la main sur la bouche.

– Fran, il faut emporter le journal.

– Oui…

– Et le montrer à Stu. Je ne sais pas si Leo a raison de dire qu’ils sont du côté de l’homme noir. Mais je suis sûr que Harold a des problèmes dans sa tête et qu’il est dangereux. C’est évident.

– Oui, tu as raison.

Elle se sentait très faible, sur le point de s’évanouir. Voilà donc à quoi avait abouti toute cette histoire de journaux intimes. On aurait dit qu’elle l’avait su, qu’elle l’avait toujours su, depuis le moment où elle avait vu cette grosse empreinte de doigt. Et elle se répétait qu’il ne fallait pas s’évanouir, non, il ne fallait pas s’évanouir.

– Fran ? Frannie ?

Ça va ?

La voix de Larry, lointaine.

La première phrase du journal de Harold : Mon plus grand plaisir durant ce délicieux été post-apocalyptique sera de tuer M. Stuart Redman, dit « bite de chien » ; et peut-être bien que je la tuerai, elle aussi.

– Ralph ?

Ralph Brentner, tu es là ? Hou-hou ! Il y a quelqu’un ?

Debout sur les marches, elle regardait la maison. Pas de moto dans la cour, mais deux bicyclettes appuyées contre le mur. Ralph l’aurait entendue. Mais pas le muet. Le sourd-muet. Vous auriez hurlé jusqu’à en devenir bleue, vous n’auriez tiré aucune réponse de celui-là.

Nadine changea de bras son sac à provisions et essaya d’ouvrir la porte. Elle n’était pas fermée à clé. Un peu mouillée par la petite bruine qui ne cessait de tomber, elle entra. Un petit vestibule. Quatre marches menaient à la cuisine. Un autre escalier descendait au sous-sol où Harold lui avait dit qu’Andros avait son appartement. Son plus beau sourire sur les lèvres, Nadine descendit, préparant une excuse au cas où il serait là.

Je suis entrée parce que j’ai pensé que tu ne m’entendrais pas si je frappais. Nous voulions savoir s’il va y avoir une équipe de nuit pour rebobiner les deux alternateurs qui ont grillé. Brad t’a dit quelque chose ?

Il n’y avait que deux pièces en bas. La première, une chambre aussi nue que la cellule d’un moine. L’autre, un petit bureau. Une table, un grand fauteuil, une corbeille à papier, une bibliothèque. La table était encombrée de bouts de papier. Nadine les regarda distraitement. La plupart ne voulaient rien dire pour elle – sans doute les réponses de Nick au cours d’une conversation quelconque (Je crois que oui, mais il faudrait lui demander s’il n’y a pas un moyen plus simple, disait un de ces papiers). D’autres semblaient être des mémentos, des notes, des pensées. Quelques-uns lui rappelaient les textes encadrés du journal de Harold qu’il appelait ses « Jalons pour une vie meilleure », avec un mauvais sourire.

Parler à Glen du commerce. Savons-nous comment commence le commerce ? Rareté des marchandises ? Ou mainmise sur un secteur d’activité ? Compétences particulières. Sans doute la clé. Et si Brad Kitchner décide de vendre au lieu de donner ? Ou le médecin ?

Avec quoi les payer ? Hum.

La protection de la communauté est une rue à deux sens.

Chaque fois que nous parlons de loi, j’ai des cauchemars à propos de Shoyo. Je les vois mourir. Je vois Childress vomir son dîner dans sa cellule. La loi, la loi, qu’est-ce que nous allons en faire ? Peine capitale. Charmante idée. Quand Brad va remettre en marche l’électricité, combien de temps avant que quelqu’un lui demande de bricoler une chaise électrique ?

À regret, elle releva les yeux. Quelle expérience fascinante que de lire les notes d’un homme qui ne pouvait vraiment penser que par écrit (un de ses profs d’université aimait dire que la pensée ne pouvait jamais être complète sans verbalisation), mais elle n’avait plus rien à faire ici. Nick n’était pas là. Il n’y avait personne. Inutile de traîner plus longtemps.

Elle remonta au rez-de-chaussée. Harold lui avait dit qu’ils se réuniraient probablement dans le salon. C’était une énorme pièce dont le plancher était recouvert d’une épaisse moquette lie-de-vin.

Une grande cheminée de pierre s’élevait au milieu. Tout le côté ouest était vitré, offrant une splendide vue des monts Flatirons. Elle se sentait aussi vulnérable qu’une araignée sur un mur. Pourtant, elle savait que la surface extérieure de la glace était revêtue d’une mince pellicule réfléchissante mais cette impression d’être vue de partout lui était infiniment désagréable. Elle voulait en finir.

Elle trouva ce qu’elle cherchait du côté sud de la pièce, un profond placard où Ralph n’avait pas encore fait de l’ordre. Des manteaux étaient suspendus à une tringle et le fond était encombré par un gros tas de bottes d’hiver, de gants de ski et de chaussettes de laine.

Avec des gestes rapides, elle sortit les provisions de son sac. Ce n’était qu’un camouflage car sous les boîtes de sardines et de purée de tomates se trouvait la boîte à chaussures Hush Puppies avec la dynamite et le walkie-talkie.

– Est-ce que ça marchera si je le mets dans un placard ? avait-elle demandé. La porte ne risque pas d’affaiblir l’explosion ?

– Nadine, avait répondu Harold, si le dispositif fonctionne, et je n’ai aucune raison de croire qu’il ne fonctionnera pas, la maison sautera avec presque tout le reste du quartier. Mets la boîte là où tu crois qu’on ne la découvrira pas avant leur réunion. Un placard fera parfaitement l’affaire. La porte sautera en mille morceaux, comme des éclats d’obus. Je fais confiance à ton jugement, ma chérie. Comme dans le vieux conte du tailleur et des mouches. Sept d’un coup. Mais cette fois, ce n’est pas à des mouches que nous allons régler leur compte, mais à des cancrelats.

Nadine écarta les bottes et les écharpes pour faire un trou où elle glissa la boîte à chaussures. Puis elle remit tout en place et sortit du placard. Voilà. C’était fait. Pour le meilleur ou pour le pire.

Elle sortit rapidement de la maison sans regarder derrière elle, essayant d’ignorer cette voix qui refusait de se taire, la voix qui lui disait de revenir, d’arracher les fils qui reliaient les amorces au walkie-talkie, qui lui disait de tout laisser tomber avant qu’elle ne devienne folle. Car n’était-ce pas cela qui l’attendait vraiment, dans peut-être moins de deux semaines ? La folie n’était-elle pas la conclusion logique de toute cette affaire ? Elle mit son sac à provisions dans la sacoche de la Vespa et démarra. Mais tandis qu’elle s’éloignait, la voix ne cessait de murmurer : Tu ne vas pas laisser ça là-bas ?

Tu ne vas pas laisser cette bombe là-bas ?

Dans un monde où tant sont morts…

Elle se pencha pour prendre un virage, à peine capable de voir où elle allait. Les larmes brouillaient ses yeux.

… Le plus grand péché est de sacrifier une vie humaine.

Sept vies. Non, plus que ça, car le comité allait recevoir les rapports des chefs de plusieurs sous-comités.

Elle s’arrêta au coin de Baseline et de Broadway pensant faire demi-tour.

Plus tard, elle n’allait jamais pouvoir expliquer précisément à Harold ce qui s’était passé – à vrai dire, elle n’allait même jamais essayer. Car ce fut pour elle un avant-goût des horreurs à venir.

Un voile noir tomba lentement sur ses yeux.

Il descendit paisiblement, agité par une douce brise. De temps en temps, la brise se faisait plus forte, le voile battait plus vigoureusement et elle voyait un éclair de lumière percer, elle apercevait vaguement ce carrefour désert.

Mais le voile retombait pesamment et bientôt elle s’y trouva prise. Elle était aveugle, elle était muette, elle n’avait plus de toucher. La créature pensante, l’ego de Nadine dérivait dans un cocon noir et tiède comme de l’eau de mer, comme le liquide amniotique.

Et elle sentit qu’il se glissait en elle.

Un cri monta dans son corps, mais elle n’avait plus de bouche pour le laisser sortir.

Pénétration : entropie.

Elle ne savait pas ce que voulaient dire ces mots ainsi associés ; elle savait seulement qu’ils disaient la réalité.

Jamais elle n’avait éprouvé une sensation pareille. Plus tard, des métaphores lui vinrent à l’esprit pour la décrire, mais elle les rejeta, une par une : Tu nages et tout à coup, au milieu de l’eau tiède, tu tombes sur une poche d’eau glaciale qui t’engourdit les bras et les jambes.

On t’injecte de la novocaïne et le dentiste t’arrache une dent. Elle cède dans une petite secousse indolore. Tu craches le sang dans le bassinet d’émail blanc. Il y a un trou en toi ; on t’a percée. Tu peux passer la langue sur le trou où une partie de ton être vivant se trouvait il y a une seconde.

Tu te regardes dans la glace. Longtemps.

Cinq minutes, dix, quinze. Sans un battement de paupières. Tu regardes avec une sorte d’horreur intellectuelle ton visage se transformer, comme dans un film de loups-garous. Tu deviens une étrangère pour toi-même, Doppelgänger au teint olivâtre, vampire psychotique à la peau blafarde, aux yeux de poisson mort.

Ce n’était rien de tout cela, et en même temps il y avait un arrière-goût de toutes ces choses.

L’homme noir la pénétra, et il était froid.

Quand Nadine

ouvrit les yeux, elle crut d’abord qu’elle était en enfer.

L’enfer était blanc la thèse qui s’opposait à l’antithèse de l’homme noir. Elle voyait du blanc ivoire, le néant lavé de toute couleur. Blanc-blanc-blanc. C’était l’enfer blanc, et il était partout.

Elle regarda cette blancheur de l’extérieur (il était impossible d’y pénétrer), fascinée, écartelée, pendant des minutes avant de se rendre compte qu’elle sentait le cadre de la Vespa entre ses cuisses, qu’il y avait une autre couleur – du vert – à la périphérie de son champ de vision.

En un sursaut, elle fit sortir ses yeux de leur état de vide, d’immobilité. Elle regarda autour d’elle. Sa bouche tremblait toute molle ; ses yeux étaient écarquillés, drogués d’horreur.

L’homme noir avait été en elle, Flagg avait été en elle et, lorsqu’il était venu, il l’avait écartée des fenêtres de ses cinq sens, des créneaux qui lui laissaient voir la réalité. Il l’avait conduite comme on conduit une voiture ou un camion. Et il l’avait emmenée… où ?

Elle lança un regard furtif vers le blanc et vit un énorme écran vide sur le fond blanc d’un ciel pluvieux de fin d’après-midi. En se retournant, elle vit le snack-bar du drive-in, peint en rose chair. Et une annonce : BIENVENUE AU CINÉPARC DES ÉTOILES ! DEUX

LONGS MÉTRAGES TOUS LES SOIRS !

Le voile noir était tombé sur elle au carrefour de Baseline et de Broadway. Elle était très loin maintenant, sur la Vingt-Huitième Rue, presque à la limite d’une municipalité de banlieue… Longmont, c’était bien ça ?

Elle sentait encore son goût en elle, très loin au fond de sa tête, comme de la crasse froide sur un plancher.

Elle était entourée de poteaux d’un mètre et demi de haut qui se dressaient comme des sentinelles, surmontés de deux haut-parleurs. Chaque poteau était entouré d’un cercle de gravier déjà envahi par les mauvaises herbes et les pissenlits. Apparemment, le cinéparc des étoiles n’avait pas fait de très bonnes affaires depuis le 15 juin. Pour tout dire, la saison avait même été exécrable.

– Qu’est-ce que je fais ici ?

murmura-t-elle.

Elle était seule, elle parlait toute seule ; elle n’attendait pas de réponse. Si bien que, lorsqu’on lui répondit, un cri de terreur s’envola de sa gorge.

Tous les haut-parleurs tombèrent en même temps de leurs poteaux sur le gravier rongé par les mauvaises herbes. Et le bruit qu’ils firent fut un énorme tchonk ! atrocement amplifié, le bruit d’un cadavre tombant sur le gravier.

– NADINE ! hurlaient

les haut-parleurs, et c’était sa voix.

Elle poussa un hurlement strident.

Ses mains volèrent vers sa tête, ses paumes s’écrasèrent sur ses oreilles, mais tous les haut-parleurs se déchaînaient en même temps, impossible d’échapper à cette voix géante, remplie d’une terrifiante hilarité, d’une horrible lascivité un peu comique.

– NADINE, Ô MA NADINE, COMME

J’AIME AIMER NADINE, MA PETITE, MA MIGNONNE…

– Arrêtez ! hurla-t-elle.

Et la force de son cri meurtrit ses cordes vocales. Mais sa voix était si petite face au grondement du géant. Et pourtant, la voix s’arrêta un instant. Ce fut le silence. Les haut-parleurs tombés à terre sur le gravier la regardaient, comme des yeux âpres d’insectes monstrueux.

Nadine écarta lentement ses mains de ses oreilles.

Tu es devenue folle, se dit-elle pour se rassurer. C’est tout. L’impatience de l’attente… et les jeux de Harold… finalement les explosifs… tu es à bout, tu es devenue folle. C’est probablement mieux ainsi.

Mais elle n’était pas devenue folle, et elle le savait.

C’était bien pire que d’être devenue folle.

Comme pour le lui prouver, une voix éclata dans les haut-parleurs, la voix sévère et pourtant presque précieuse d’un proviseur réprimandant les élèves rassemblés dans la cour à propos d’un mauvais canular.

– NADINE. ILS SAVENT.

– Ils savent, répéta-t-elle comme un perroquet.

Elle ne voyait pas de qui il s’agissait, ni ce qu’ils savaient, mais elle était parfaitement sûre qu’on n’y pouvait plus rien.

– TU AS ÉTÉ STUPIDE. DIEU

AIME PEUT-ETRE LA STUPIDITÉ ; PAS MOI.

Les mots craquaient et roulaient dans cette fin d’après-midi.

Tout à coup, les vêtements de Nadine collèrent à sa peau, ses cheveux retombèrent sur ses joues pâles, et elle commença à frissonner.

Stupide, pensa-t-elle. Stupide, stupide.

Je sais ce que ces mots veulent dire. Je crois, je crois qu’ils signifient la mort.

– ILS SAVENT TOUT… SAUF LA BOITE

À CHAUSSURES. LA DYNAMITE.

Des haut-parleurs. Des haut-parleurs partout qui la fixaient au milieu de leurs cercles de gravier blanc, qui l’épiaient au milieu des pissenlits qui s’étaient refermés après la pluie.

– VA AU CIRQUE SUNRISE. RESTE

LA-BAS. JUSQU’À DEMAIN SOIR. JUSQU’A CE QU’ILS SE RÉUNISSENT. ALORS, TOI ET

HAROLD, VOUS POURREZ VENIR. VOUS POURREZ VENIR À MOI.

Nadine se sentit inondée de gratitude. Ils avaient été stupides… mais on leur accordait la possibilité de se racheter. Ils étaient suffisamment importants pour qu’on se soit manifesté à eux. Et bientôt, très bientôt, elle serait avec lui… et alors, oui, elle deviendrait folle, elle en était parfaitement convaincue, et tout cela n’aurait plus aucune importance.

– Le cirque Sunrise risque d’être trop loin, dit-elle.

Ses cordes vocales étaient meurtries. Elle ne pouvait plus que croasser.

– Il est peut-être trop loin pour le…

Pour le quoi ? Oh ! Oh oui ! Bien sûr !

– Pour le walkie-talkie. Pour le signal.

Pas de réponse.

Les haut-parleurs gisaient sur le gravier, la regardaient fixement, des centaines et des centaines.

Elle appuya sur le démarreur de la Vespa et le petit moteur toussota. L’écho la fit grimacer. On aurait dit des coups de feu. Elle voulait s’en aller de cet horrible endroit, fuir ces haut-parleurs qui ne cessaient de la fixer.

Il fallait qu’elle s’en aille.

Elle se pencha trop en faisant le tour du stand. Elle aurait pu se redresser sur une surface d’asphalte, mais la roue arrière de la Vespa dérapa sur le gravier et elle tomba lourdement en se mordant la lèvre jusqu’au sang. Sa joue saignait. Elle se releva, les yeux écarquillés, affolée, et repartit. Elle tremblait comme une feuille.

Elle se trouvait maintenant dans l’allée que les voitures empruntaient pour entrer dans le drive-in. Le petit kiosque du vendeur de billets, comme un poste de péage sur une autoroute, se trouvait juste devant elle. Elle allait bientôt sortir. Elle allait s’échapper.

Sa bouche se desserra dans un sourire de gratitude.

Derrière elle, des centaines de haut-parleurs s’éveillèrent encore une fois, et maintenant la voix chantait, un horrible chant rauque et discordant :

– JE VAIS TE VOIR… PARTOUT… TOUJOURS…

DANS TOUS CES ENDROITS QUE MON CŒUR EMBRASSE… TOUTE LA JOURNÉE… TOUTE LA NUIT…

Nadine hurla d’une voix fêlée.

Un rire énorme, monstrueux, monta alors dans le noir, un gloussement stérile qui parut remplir la terre.

TIENS-TOI BIEN, NADINE, grondait la voix. TIENS-TOI BIEN, MA CHÉRIE, MON AMOUR.

Puis elle retrouva la route et s’enfuit en direction de Boulder, aussi vite que pouvait l’emmener la Vespa, laissant derrière elle la voix désincarnée et les yeux grands ouverts des haut-parleurs…

mais les emportant dans son cœur, pour demain, pour toujours.

Elle attendait

Harold devant la gare routière. Lorsqu’il la vit, son visage se figea et se vida de toutes ses couleurs.

– Nadine…, murmura-t-il.

La boîte de plastique dans laquelle il mettait les sandwiches qu’il emportait au travail tomba par terre.

– Harold, ils savent. Il faut…

Tes cheveux, Nadine, mon Dieu, tes cheveux

Ses yeux dévoraient son visage.

Écoute-moi !

Harold parut se ressaisir.

– Oui… oui… quoi ?

– Ils sont allés chez toi et ils ont trouvé ton livre. Ils l’ont emporté.

Des émotions contradictoires traversèrent le visage de Harold. La colère, l’horreur, la honte. Peu à peu, elles disparurent et, comme un affreux cadavre remontant des profondeurs d’un lac, un sourire glacé apparut sur ses lèvres :

– Qui ? Qui a fait ça ?

– Je ne sais pas au juste. De toute façon, ça n’a pas d’importance. Fran Goldsmith était dans le coup, j’en suis sûre. Peut-être Bateman ou Underwood. Je ne sais pas. Mais ils vont venir te chercher, Harold.

– Comment le sais-tu ? hurla-t-il en la secouant par les épaules.

Il se souvenait qu’elle avait remis le registre sous la pierre de la cheminée. Il la secouait comme une poupée de chiffon, mais Nadine le regardait sans crainte. Elle s’était trouvée face à face avec des choses plus terribles que Harold Lauder au cours de cette longue, longue journée.

Salope, comment le sais-tu ?

– Il me l’a dit.

Les mains de Harold desserrèrent leur étreinte.

– Flagg ? murmura-t-il.

Il t’a dit ? Il t’a parlé ? Et il a fait ça ?

Le sourire de Harold était effrayant, le sourire de la Faucheuse arrivant au galop sur son cheval.

– De quoi parles-tu ?

Ils se trouvaient à côté d’un magasin d’appareils ménagers. Harold la reprit par les épaules et la tourna vers la vitrine. Nadine regarda longtemps son reflet.

Ses cheveux étaient devenus blancs.

Entièrement blancs. Plus une seule mèche de cheveux noirs.

Oh, comme j’aime aimer Nadine.

Viens, dit-elle. Il faut s’en aller.

– Maintenant ?

– À la tombée de la nuit. En attendant, nous allons nous cacher et trouver le matériel de camping dont nous aurons besoin pour le voyage.

– À l’ouest ?

– Pas encore. Pas avant demain soir.

– Je ne sais pas si j’en ai encore envie, murmura Harold qui regardait toujours ses cheveux.

– Trop tard, Harold, répondit-elle en le prenant par la main.

 

le fléau
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